jeudi 17 avril 2008

Isabelle [pas celle qui a les yeux bleus]

A chaque retour au port, la figure de proue du bateau l’Isabelle embrasse du regard la ville qui se coule entre les mats.
Son regard est toujours le même, point bleu au milieu d’une figure craie, son regard ouvre son visage, le vent s’emporte jusqu’à son décolleté, trop large, sans mystère, sa robe d’un bleu criard enveloppe son corps. Isabelle est portée, dévoilée, exhibée au monde comme si elle ne devait jamais rester secrète. Isabelle est aimée. Aimée par le propriétaire du bateau, d’abord, aimée par les mouettes et les poissons, ensuite, qui rient presque de la voir imperturbable. Car elle ne fait jamais défaut, elle reste là, comme emportée par l’avenir, pleine de promesses.
Avant, Isabelle c’était une femme. Une femme aux cheveux blonds et rêches retenus par un chignon, qui portait des chapeaux de paille, des pattes d’oies aux coins des yeux et qui goûtait l’eau des vagues même quand elle était glacée. Du chignon d’Isabelle, on voyait toujours des mèches s’échapper.
Puis, Isabelle avait été une mère. Elle avait commencé à tresser ses cheveux en une natte solide dès son premier enfant, une fille ; plus tard, elle tressa ceux de sa petite, comme elle l’appelait.
Mais avant tout cela, Isabelle fut jeune fille. Elle porta de minuscules maillots de bain pour livrer le maximum de sa personne au soleil. Elle courut vers l’océan comme vers un être cher et disparu ; elle embrassait déjà du regard, mais c’était l’horizon qu’elle contemplait, et son souffle se faisait plus léger, gorgé d’espoirs et de rêves.
Isabelle fut amoureuse. Il était fils de pécheurs, il connaissait l’océan, il était nuque, épaule, poignet, cuisse, parfois absent mais tellement plus présent que l’horizon.
Et pourtant lui aussi se glissait entre les vagues dans son bateau armé de voiles, lui aussi lançait des espoirs avec ses filets, comme le ciel ouvre aux possibles.
Isabelle l’aima parce qu’il revenait toujours, apportant des nouvelles du large, les cheveux et le corps salés, les yeux humides. Quelquefois elle l’emmena danser, au son des accordéons, dans les bastringues du bord de mer ; il terminait la clope qu’il avait au bec avant de la rejoindre.
Aujourd’hui, Isabelle c’est une figure de proue. Elle n’attend plus son homme parce qu’il l’emmène désormais avec lui. Quand il fend les vagues, il aime lui jeter un regard, savoir qu’elle est là. Il lui a laissé les cheveux libres et ce sont désormais toutes ses mèches qui semblent s’envoler. Il a donné corps à son souvenir et regrette souvent de ne pouvoir lui donner ni voix, ni chaleur, ni ce souffle léger qu’elle avait. Mais quand un coucher de soleil éclair l’horizon, quand le clapotis des vagues les berce tous deux, son homme se prendrait à sourire, comme les mouettes et les poissons. Il voit l’écume qui se loge dans les yeux d’Isabelle, le lichen qui pousse sur ses pieds, le bleu de sa robe qui devient le bleu de l’océan et il est sur le point d’éclater de rire.
Il rentre alors au port, tournant le dos à l’horizon, il retourne chez lui. Il y retrouve leur fille, qui s’est coupé les cheveux courts, à la garçonne, et qui s’est mise à l’accordéon.

1 commentaire:

Pollux a dit…

C'est bouleversant, comme premier contact avec ton autremonde. Ecoutes-tu du Dominique A? En ce moment je pense à l'album "Tout sera comme avant"... Pour certains morceaux, on dirait presque qu'il s'inspire de ton texte ;)