lundi 28 décembre 2009

Envolé

« Envolé. Dissous dans l’air. Emportés sa dégaine de paumé et son bonnet en laine. Sur sa chaise on ne pouvait déjà plus l’imaginer. Ce type, il était jamais vraiment là, il était là mais il disait rien ; mais il venait souvent, on avait presque fini par s’habituer. Il était là mais le seul mouvement c’était la bière à la bouche, la bière à la table, et la main autour. Et ses yeux qui clignaient de moins en moins… »
Quand le serveur dit ça je pense c’est vrai, c’est lui, lui quand il boit, il se fige, se tasse, se fossilise, son cerveau s’endort doucement. J’hésite à relancer le serveur. Il me regarde fixement. Je peux presque voir le comptoir, la bière abandonnée.
« C’est à partir de là que tout s’est cassé la gueule, reprend l’homme. Quand il a pas bu sa bière. Il avait déjà plus l’air bien et il sentait mauvais, j’aurais pas tardé à le lui dire. En un sens c’était mieux qu’il décide lui-même. »
Il saisit une lueur dans mon regard et ajoute, très prudent :
« En un sens. »

Il marque un silence.
« Vous savez il rendait bien avant. Enfin, de ce que j’ai vu, quand il avait encore son manteau chic et son chapeau d’homme d’affaires. Il passait devant le bar d’un pas droit, pas pressé, il marchait bien, et les pavés, c’était n’importe quoi, mais lui avait toujours l’air important, un boulot important, des choses à faire, tout ça. »
Je hoche la tête. Je l’avais vu, comme ça, important, mais je l’avais aussi vu accroché à sa bouteille, à la table de la cuisine.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ? » Je demande.
Le serveur se tient maintenant au dossier d’une chaise, pensif, peut-être qu’il le revoit, qu’il revoit son bonnet de laine, son manteau chic sali par le trottoir, sa piquette à la main.
« Sais pas. Y a eu comme qui dirait une bagarre. »
Je pense aux scènes dans les films.
« Y a un problème ? C’est quoi le problème ? »
Et les poings qu’on jette au visage.
Et les dents qui se fracassent.
Et la bouteille de vin qui s’échappe.
Mon verre à moi me regarde, il repose au creux de ma main. Facile. Se noyer, à sa suite, à sa poursuite. Le serveur me jette un regard.
« Vous saviez pas tout ça, vous ? »

Variation

Il avait choisi de jouer une variation, une des plus belles, une avec des notes comme des drapées de soie, comme des drapées qui se délient qui dégringolent et qui cascadent comme un doux filet d’eau et qui laissent entrevoir quelques notes ténébreuses, quelques notes différentes des autres, tout à la fin, jusqu’à avant de laisser place au silence.
Il avait choisi cette variation parce qu’à vraie dire, il l’aimait beaucoup. Et même s’il y avait un risque qu’il l’écorche, qu’il la blesse, qu’il manque de jugement ou de nuance ou d’émotion, il savait que ce soir-là, il fallait la jouer, celle-là et pas une autre. Parce que ce soir, dans le parterre de spectateurs, il était persuadé qu’il y verrait quelqu’un. Il le savait si bien que cette tendre galère avait le parfum des choses que l’on réussit.
Des choses, ça, il en avait réussi des dizaines, des centaines, des centaines d’auditions, le dos droit les doigts souples et la tête en vrac. La partition qu’on ne lit plus que l’on connait par cœur sur laquelle on s’appuie pourtant. Mon Dieu, faites que j’atteigne les bonnes notes, toutes celles qu’il faut, pas une de moins, pas une de plus.
Et pourtant, des choses, il en avait raté, des centaines aussi, des petites choses d’abord, des politesses, des attentions, puis de plus grandes ensuite, des rendez-vous, des rencontres, et d’immenses enfin, comme des bouts qu’on vous arrache, des dents, des touches, et le voilà avec une vie comme un vieux clavier, tout édenté.
Alors il ne parle plus, ou si peu, seulement quand il est seul. Il tourne comme un lion en cage, même s’il n’en a pas vraiment l’allure, il cherche un mobile, une raison, une excuse, quelque chose, pour sortir, voir du monde, rencontrer quelqu’un.
Et chaque fois qu’il franchit le pas de sa porte, un frisson le parcourt comme quand il entame un morceau qu’il n’a pas eu le temps de déchiffrer : le sentiment terrible d’avancer à l’aveuglette et pourtant la sensation incroyable de se mouvoir dans une musique inconnue, d’enfin se dénouer, de ne pas être qu’un assemblage de muscles à vif et d’os trop secs, trop secs d’avoir trop travaillé, répété, encore les mêmes accords, jusqu’à l’épuisement.
Il devient alors plus doux, il s’apprivoise, il se laisse approcher, son costume se fait moins lourd. Puis comme un crescendo qui doit mourir ensuite, il est porté jusqu’à l’apothéose, il est roi, il est magnifique, il est drôle et talentueux. Mais quand les dernières notes de la soirée retentissent, il regagne son studio, seul et angoissé, il mâche et remâche le temps passé à la recherche de la fausse note. Il n’en trouve pas.
Ce soir quelqu’un viendra, il le sait. Quelqu’un qu’on a peut-être trainé là, quelqu’un qui n’y connait rien aux arpèges ou aux bémols, qui n’entend rien à la musique classique, mais qui saura peut-être écouter ce que lui a à dire. Il jouera une variation d’une sorte de ballade. Ca, il aime bien, penser qu’entre deux notes, il se balance, il les ballade, d’une histoire à une autre…
Quand il entre enfin sur scène, il n’entend pas les applaudissements mais scrute attentivement chaque visage en quête de celui qu’il attend.