jeudi 9 décembre 2010

Le vieux et sa pépite

Allez, un petit coup de pioche et qui sait, peut-être que cette fois-ci, il la trouverait sa pépite ?

Parce qu’il cherchait depuis un moment, faut dire, il songeait tout en terminant son assiette ; un long moment, même, un de ceux qui se terminent jamais, qui traine en longueur, qui durent presque toute la vie. Tu as bien vu, lui disait sa femme, il promet la fortune, ce moment-là, la richesse, même ! Eh bien, Félicien, si fortune il y a, ce sera sans moi ! Et sur ses mots elle l’avait quitté, laissé, planté là, lui sur le seuil de la porte, les bras ballants, l’air ahuri, elle déjà de dos, le motif à fleurs de la robe qu’il avait toujours détesté s’éloignant doucement dans le crépuscule.

Ce moment-là, à défaut d’être long, claqua dans l’air comme une sentence, une dangereuse promesse : sa pépite, il la trouverait, ou bien il ne s’appelait pas Félicien.

En fait, il ne s’appelait pas Félicien, c’était sa femme qui l’appelait comme ça parce qu’il ressemblait au vieux monsieur de la pub pour les drôles d’ascenseurs à escaliers. Quand bien même, il trouverait sa pépite, et… Eh bien, il n’en était pas là, mais à coup sûr, le reste s’arrangerait pour filer droit.

Armé de sa pioche et en chaussons, Félicien sortit dans la nuit. Une vieille lampe éclairait un coin du jardin que l’on devinait accidenté dans la pénombre. Il pensa très fort à la pépite et s’éclaircit la voix pour lui chanter une petite sérénade qui l’apprivoiserait. Puis il se mit au travail très lentement, presque sans autre bruit que son doux fredonnement, il assenait coup de pioche après coup de pioche. De temps à autre, il s’arrêtait et, l’œil brillant à la lumière de la lampe, il appelait sa pépite. Dans un murmure. Mais faut pas croire, le Félicien, il l’a appelée de tous les coins du jardin sa pépite. Et elle n’a jamais répondu. Il finit par s’arrêter deux minutes. Mais ce soir-là est peut-être différent, il doit être différent, n’est-ce pas ? Sans s’en apercevoir, Félicien s’est remis à piocher, et il fredonne la musique de la pub pour les ascenseurs, s’arrête pour s’inquiéter. Perdrait-il la tête ?

Le vieux s’inquiète. Il sait bien qu’il est vieux. Trop vieux pour ce genre de choses. Mais il faut s’entêter, s’accrocher, se tenir fermement, ou bien… Ou bien… On perd la tête. Il pense à sa pépite, infime éclat de lumière perdu quelque part dans son jardin. Au pied d’un arbre, sous un massif de fleurs, dans une flaque de boue. Quelque part. Il continue à chercher, comme tous les soirs il insiste, il devrait déjà être couché… Mais rien, pas de pépite.

Quand soudain il entend quelque chose, une voix, il se précipite, le voilà qui fonce jusqu’au bout du jardin, serait-ce elle, enfin, sa pépite ?

Les voix prennent de la consistance. Elles parviennent de derrière le pommier.

« Et le fusil ?

- Dissuasif. Y avait personne dans la maison tous les soirs de la semaine. C’est une affaire qui roule, je te dis. »

Le vieux allume sa lampe. Son visage émacié et plein de terre surgit de l’obscurité. Quelques cris plus tard, les voleurs sont loin et, au pied du vieux, se trouve une petite boite de la taille d’une grosse pépite.

lundi 28 décembre 2009

Envolé

« Envolé. Dissous dans l’air. Emportés sa dégaine de paumé et son bonnet en laine. Sur sa chaise on ne pouvait déjà plus l’imaginer. Ce type, il était jamais vraiment là, il était là mais il disait rien ; mais il venait souvent, on avait presque fini par s’habituer. Il était là mais le seul mouvement c’était la bière à la bouche, la bière à la table, et la main autour. Et ses yeux qui clignaient de moins en moins… »
Quand le serveur dit ça je pense c’est vrai, c’est lui, lui quand il boit, il se fige, se tasse, se fossilise, son cerveau s’endort doucement. J’hésite à relancer le serveur. Il me regarde fixement. Je peux presque voir le comptoir, la bière abandonnée.
« C’est à partir de là que tout s’est cassé la gueule, reprend l’homme. Quand il a pas bu sa bière. Il avait déjà plus l’air bien et il sentait mauvais, j’aurais pas tardé à le lui dire. En un sens c’était mieux qu’il décide lui-même. »
Il saisit une lueur dans mon regard et ajoute, très prudent :
« En un sens. »

Il marque un silence.
« Vous savez il rendait bien avant. Enfin, de ce que j’ai vu, quand il avait encore son manteau chic et son chapeau d’homme d’affaires. Il passait devant le bar d’un pas droit, pas pressé, il marchait bien, et les pavés, c’était n’importe quoi, mais lui avait toujours l’air important, un boulot important, des choses à faire, tout ça. »
Je hoche la tête. Je l’avais vu, comme ça, important, mais je l’avais aussi vu accroché à sa bouteille, à la table de la cuisine.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ? » Je demande.
Le serveur se tient maintenant au dossier d’une chaise, pensif, peut-être qu’il le revoit, qu’il revoit son bonnet de laine, son manteau chic sali par le trottoir, sa piquette à la main.
« Sais pas. Y a eu comme qui dirait une bagarre. »
Je pense aux scènes dans les films.
« Y a un problème ? C’est quoi le problème ? »
Et les poings qu’on jette au visage.
Et les dents qui se fracassent.
Et la bouteille de vin qui s’échappe.
Mon verre à moi me regarde, il repose au creux de ma main. Facile. Se noyer, à sa suite, à sa poursuite. Le serveur me jette un regard.
« Vous saviez pas tout ça, vous ? »

Variation

Il avait choisi de jouer une variation, une des plus belles, une avec des notes comme des drapées de soie, comme des drapées qui se délient qui dégringolent et qui cascadent comme un doux filet d’eau et qui laissent entrevoir quelques notes ténébreuses, quelques notes différentes des autres, tout à la fin, jusqu’à avant de laisser place au silence.
Il avait choisi cette variation parce qu’à vraie dire, il l’aimait beaucoup. Et même s’il y avait un risque qu’il l’écorche, qu’il la blesse, qu’il manque de jugement ou de nuance ou d’émotion, il savait que ce soir-là, il fallait la jouer, celle-là et pas une autre. Parce que ce soir, dans le parterre de spectateurs, il était persuadé qu’il y verrait quelqu’un. Il le savait si bien que cette tendre galère avait le parfum des choses que l’on réussit.
Des choses, ça, il en avait réussi des dizaines, des centaines, des centaines d’auditions, le dos droit les doigts souples et la tête en vrac. La partition qu’on ne lit plus que l’on connait par cœur sur laquelle on s’appuie pourtant. Mon Dieu, faites que j’atteigne les bonnes notes, toutes celles qu’il faut, pas une de moins, pas une de plus.
Et pourtant, des choses, il en avait raté, des centaines aussi, des petites choses d’abord, des politesses, des attentions, puis de plus grandes ensuite, des rendez-vous, des rencontres, et d’immenses enfin, comme des bouts qu’on vous arrache, des dents, des touches, et le voilà avec une vie comme un vieux clavier, tout édenté.
Alors il ne parle plus, ou si peu, seulement quand il est seul. Il tourne comme un lion en cage, même s’il n’en a pas vraiment l’allure, il cherche un mobile, une raison, une excuse, quelque chose, pour sortir, voir du monde, rencontrer quelqu’un.
Et chaque fois qu’il franchit le pas de sa porte, un frisson le parcourt comme quand il entame un morceau qu’il n’a pas eu le temps de déchiffrer : le sentiment terrible d’avancer à l’aveuglette et pourtant la sensation incroyable de se mouvoir dans une musique inconnue, d’enfin se dénouer, de ne pas être qu’un assemblage de muscles à vif et d’os trop secs, trop secs d’avoir trop travaillé, répété, encore les mêmes accords, jusqu’à l’épuisement.
Il devient alors plus doux, il s’apprivoise, il se laisse approcher, son costume se fait moins lourd. Puis comme un crescendo qui doit mourir ensuite, il est porté jusqu’à l’apothéose, il est roi, il est magnifique, il est drôle et talentueux. Mais quand les dernières notes de la soirée retentissent, il regagne son studio, seul et angoissé, il mâche et remâche le temps passé à la recherche de la fausse note. Il n’en trouve pas.
Ce soir quelqu’un viendra, il le sait. Quelqu’un qu’on a peut-être trainé là, quelqu’un qui n’y connait rien aux arpèges ou aux bémols, qui n’entend rien à la musique classique, mais qui saura peut-être écouter ce que lui a à dire. Il jouera une variation d’une sorte de ballade. Ca, il aime bien, penser qu’entre deux notes, il se balance, il les ballade, d’une histoire à une autre…
Quand il entre enfin sur scène, il n’entend pas les applaudissements mais scrute attentivement chaque visage en quête de celui qu’il attend.

lundi 1 juin 2009

A petites gorgées

Chikako prit un croissant dans la corbeille et en porta une pointe à sa bouche.
- Quand on a découvert les croissants, au Japon, on n'avait pas de mot pour les désigner, alors on a essayé d'imiter celui qu'ils portaient en français...
Aurélie qui tournait la cuillère dans sa tasse de thé fumant la regarda.
- Et ça a donné quoi ?
La malice plissa le visage de la vieille femme.
- Korowassan... Pour nous, c'est des korowassans...
Aurélie se mit à rire. C'était la première fois depuis qu'elles s'étaient rencontrées au comptoir de la boulangerie "Ciel de Paris" d'Hiroshima que Chikako disait quelque chose de drôle. Il faisait trop chaud pour un mois de juin et l'orage menaçait. La grand-mère souleva machinalement son bras droit pour tirer la manche de son kimono vers le haut. Aurélie aperçut alors les larges traces de brûlures, les marques sur la peau. Son sourire ne fut plus qu'un souvenir. Elle ne put retenir les mots qui se bousculaient sur ses lèvres...
Et ce n'était pas la première fois. Si encore les mots avaient heurté ses dents après avoir rebondi sur sa langue, peut-être aurait-elle eu le temps de réagir... Au lieu de ça ils s’étaient coulés dans sa gorge en même temps que le rire. Elle qui s'était promis de manier délicatement ce genre de sujet, de ne pas les évoquer trop vite, mais tout était affaire de trop avec elle, et ce trop-là avait outrepassé la plus importante des règles, celle de la politesse. La politesse en laquelle Aurélie croyait profondément ; sa carte de visite, son drapeau blanc et carrelé comme un sourire.
Hélas, la curiosité la prit de court ; sans doute était-elle trop pressée de répandre son souffle glacial, car il serait mieux accueilli par temps ensoleillé que par temps de pluie, et l'humour de Chikako avait eu l'effet d'un rayon de soleil sur son visage horizontal.
- Vous étiez ici quand la bombe a explosé ?
Le temps se cristallisa doucement sur les traits de la vieille femme, ses yeux gris se couvrirent et se terrèrent au creux des souvenirs. Aurélie n'était pas sûre qu'il y fasse très bon vivre, en tout cas pas plus qu'ici, à Hiroshima ; évidemment, chaque fragment de la ville reconstruite devait rappeler d'autres fragments très lointains, noirs, âcres et détruits.
Elle s'en voulut terriblement. Elle débita des excuses en japonais, s'inclinant entre chaque mot ; Chikako la regardait faire, sans rien tenter pour l'empêcher. Ses yeux ne semblaient s'être posés sur la jeune fille que par hasard. Le même hasard, peut-être, qui avait provoqué leur rencontre à la boulangerie.
Aurélie, qu'avait tant occupée l'angoisse de se rendre à Hiroshima, était parvenue à respirer de nouveau, installée confortablement dans la cuisine de la vieille femme ; du moins, assez pour relâcher son attention quant aux prérogatives qu'elle s'était imposée. Trop curieuse, elle avait oublié. Oublié qu'elle était ici pour une semaine, qu'elle disposait de temps pour écrire son article. Qu'il ne fallait rien brusquer. Brusque elle l'était finalement, pressée d'obtenir des réponses, des attentions, des connaissances. Elle songea qu'on pouvait très bien fonder une amitié sur des lieux communs, et que ça pouvait être ce qu'elle désirait vis à vis de Chikako. Un sourire grimpa sur ses lèvres ; elle avança la tasse de thé, trop chaude encore.
Elles parlèrent peu par la suite ou de choses sans intérêt pour les recherches d'Aurélie, mais celle-ci se trouva incapable de partir, clouée sur sa chaise par la honte due à son impolitesse. Elle ne put faire autrement que de s'appliquer à converser de trucs et de machins ordinaires, promenant son regard sur l'intérieur de Chikako.
L'appartement était à l'image de sa propriétaire ; petit, surchargé de souvenirs poussiéreux et craquelé comme une vieille image. De japonais il n'y avait que l'ameublement, et Aurélie pensa que tous les appartements du monde devaient être construit selon des plans identiques, que seule la façon d'y vivre différait. Des rangs de bibelots se dressaient sur les quelques rares étagères, il y avait des tableaux accrochés aux murs et un meuble gros et bas semblait ronfler dans un coin. Aucune photo, seulement des paysages à l'aquarelle, des fleurs et des nuages, des danses d'écriture impossibles à déchiffrer.
Aurélie se tourna vers Chikako et repensa à la brûlure. Peut-être un souvenir se cachait-il également derrière le petit appartement ? Mais même cette seule pensée lui sembla être une insulte et elle la tut aussitôt.
Elle fut bien silencieuse ce soir-là, en rentrant chez ses hôtes. La maison qui l'accueillait, en marge du centre-ville, était quant à elle typiquement japonaise, tout en bois et murs coulissant. Ses habitants y avaient emménagé récemment mais se réjouissaient de l'allure antique de leur acquisition ; comme un arbre mettant la main sur des racines à l'abandon. Aurélie resta donc muette, chose facile dans la mesure où le mal du pays tourbillonnait autour d'elle, l’assaillant à grand coup de langue étrangère. Elle fila se réfugier dans sa nouvelle chambre.
Sur son bloc-note, elle écrivit : Arracher témoignages ?
Elle marqua une pause puis rajouta : Recueillir souvenirs ?
Toute la difficulté de son entreprise était là. Griffonnée, elle la regardait droit dans les yeux. Aurélie se promit de faire le tour des musées les jours suivants.

Elle partit à la cueillette des témoignages peu avant midi. La maison était vide et elle trouva sur la table de la cuisine une boite en fer blanc contenant un thermos de thé et des sandwichs.
Elle avait soigneusement étudié le plan des bus de manière à toujours entrevoir sa destination ; mais cela ne suffit pas à lui ouvrir complètement le regard et elle se perdit un certain nombre de fois. Un étrange sentiment enflait alors dans sa poitrine, mélange de solitude et de fierté, qui penchait plus vers l'un quand elle se retrouvait minuscule visage englouti dans le flot de visages japonais, et vers l'autre quand ses pas arpentaient les avenues et qu'elle se sentait glisser lentement mais sûrement vers le bout de boulevard, celui qu'elle s'était donné pour objectif. On ne l'accosta pas, pourtant les paires d'yeux tiquaient en se posant sur ses traits occidentaux. Elle se fit l'impression d'une aventurière : après tout, elle ne connaissait pas grand chose de la langue, à peine quelques formules de politesse qui lui avaient par ailleurs donné assez de mal.
Aux alentours de midi, elle s'assit dans un parc et déjeuna. Hiroshima était plus plate qu'elle ne l'avait imaginé, pourvue de moins d'immenses immeubles que dans ses rêves. A cette heure le soleil frappait la ville, la nappant de lumière, laissant à l'ombre de petites flaques tombées à bas, dans le dos des bâtiments. Ce dont Aurélie devait se souvenir, c'était les grains de poussière fictifs, ceux qui arpentaient l'air et tranchaient l'espace en petits cubes, qui transformaient en souvenirs, en vieilles photos granuleuses. Elle évoluait dans un univers double, émanant à la fois de ce qu'elle avait sous les yeux et de ce qu'elle avait derrière le cœur ; de la foule de gens et des serrements ressentis au visionnage d'émissions commémoratives. Elle n'en avait supporté qu'une et ça avait été suffisant pour lui coller au palais un goût de fin du monde ; et pourtant, tout semblait se poursuivre autour d'elle. Elle se sentit idiote, parce que la catastrophe datait quand même de quarante ans et qu'on n'allait pas cesser de vivre sous prétexte que d'autres étaient morts, et pourtant quarante ans c'était peu, et les pavés que foulaient les Japonais portaient peut-être la seule trace de ceux aujourd'hui morts. En fin de compte, c'était la multitude qui rendait l'épisode de la bombe atomique angoissant : pas qu'une femme ou un enfant meurt ; mais que ce soit une foule, un nombre incalculable de gens. En un battement de cils, le temps d’une pensée. Un nombre tellement grand qu'on avait sûrement dû en oublier quelques-uns, d'ailleurs. Une pastille sur la carte du monde, une ligne consignée dans les livres d'Histoire. Six août 1945. Suivi de quelques commentaires, s'inscrivant dans un banal ensemble de causes, de faits et de conséquences.
Les musées qu'elle visita lui croquèrent le courage, détruisant le peu de pensées qu'elle avait pour elle-même. Le plus terrible à voir fut le serpent de cheveux en vitrine, reste d'une victime ; à le voir ainsi posé, vieille chose orpheline, il semblait vivant et mort à la fois. Existant et abandonné. Aurélie sentit une force enfler dans ses chevilles, elle fit demi-tour, son pas haché et rapide s'enfuit dans le parc.
Comme elle ne voulait ni rentrer ni aller autre part, elle marcha pendant un moment. Elle pensait à Chikako, à sa manche de kimono et à son appartement, au thermos de thé qui ballottait dans son sac à dos, à la rivière de japonais autour d'elle, qui ne la noyait pas encore. Elle entra dans un magasin ; il pleuvait quand elle en sortit. Elle revit le parapluie vert posé à côté de la boite en fer et du thermos. Elle se planta derrière la vitrine et attendit que la pluie cesse.
Les Japonais s'étaient avérés assez peu concernés par leur passé. Le musée de commémoration était empli d'étrangers. C'était plus facile d'oublier, imagina-t-elle, surtout parce qu'il n'y avait eu aucun tris -comme pour la fin du monde, en fin de compte. Tout le monde était mort ou presque, et un presque tellement insignifiant qu'il ne semblait là que pour souligner l'énormité du reste. Un presque recroquevillé, dont les tremblements s'étaient peu à peu atténués, un presque qui avait oublié, mais en apparence seulement, seulement parce qu'il ne pouvait pas toujours y penser.
Il n'arrêtait pas de pleuvoir alors elle décida d'aller rejoindre l'arrêt de son bus, elle se sentait comme une petite fille à qui on a lâché la main, et en repoussant une mèche de cheveux trempés de devant son visage elle repensa à la vieille orpheline dans la vitrine. Elle pouvait difficilement courir parce que la foule était trop dense ; grâce à elle, la pluie ne l'atteignait que très peu. Elle zigzaguait entre les parapluies, le dos courbé.
Il y avait moins de gens ici et son sac l'abritait des gouttes d'eau lorsqu'elle crut reconnaître Chikako. La vieille femme l'avait semble-t-il vue la première. Aurélie la rejoignit et la regarda, de sa hauteur à la petitesse ratatinée de la femme. Elles se dirent bonjour.
Aurélie envisagea de s'excuser encore une fois, et de dire qu'elle n'arriverait pas à faire son article parce qu'elle ne voulait pas être impolie, ce qu'il fallait forcement être lorsqu'on voulait déterrer de vieux souvenirs, du genre dont personne ne voulait. Mais tout aurait été finalement trop poli pour être poli alors elle ne dit rien et se contenta de sourire.
Chikako n'avait plus le même kimono ; celui là était décoré de fleurs bleues sur fond de ciel rose. Et elle avait un peu peur. On dira qu'elle craignait ce qui était caché derrière la porte de son passé. Qu'elle avait mis la clé à un endroit oublié d'elle-même, quelque part où sa petite main aux doigts d'enfants n'avait pas laissé la moindre trace ; de la même manière qu'elle entreposait ses souvenirs dans une malle ; qu'elle vivait à petites gorgées, doucement, sans rien presser.
- Je dois vous laisser ! A bientôt ! Au revoir !
Aurélie s'inclina avec hâte et continua sa route en courant à grands pas traînants, le bas de son pantalon trempé jusqu'au genoux se froissant au contact du sol que ses baskets heurtaient en rythme. Elle se précipitait pour rattraper son bus qui passait bientôt devant l'arrêt.
Chikako, immobile, à l'abri sous son parapluie, la regarda disparaitre.

dimanche 31 mai 2009

Les valseurs

Une pénombre. Un coin de pièce.
Une entaille ; un peu de vie coincée entre deux instants morts.
Sur un vieux meuble en bois flétri trône une sculpture, une sculpture en bronze de deux amants dansant l’un contre l’autre. L’homme a passé sa main dans le dos de la femme et la berce tendrement ; il tient son autre main fermement dans la sienne. Il est penché sur elle comme pour l’embrasser, souffle chaud perdu dans sa nuque ; elle, dans un élan, semble vouloir s’échapper, sa robe se brise sur ses hanches, déferle le long de ses jambes, s’écrase presque au sol. Prise dans cette étreinte, elle incline la tête ; ils se frôlent, s’effleurent, se touchent à peine.
Et soudain leurs peaux se craquèlent, leurs gestes s’animent, l’ombre se fait moins forte…
Ils dansent. Le silence porte leurs pas, les trois temps les observent.
Les mains de l’homme attirent la femme, glissent au bas de son dos, caressent la peau de pénombre qui marque sa chute de rein. Il saisit plus fort sa main, son dos, ils vont tomber, déséquilibrés, mais il la mène, une pirouette et son pied, léger, se pose à nouveau.
Ils dansent.
Soudain la valse se brise. Elle tente de le repousser mais il dépose maintenant dans son cou de petits baisers tendres. Elle le repousse, se détache de lui, saisit sa robe qui traîne à présent par terre, la saisit et la remonte jusqu’aux cuisses, ce qui lui donne l’air d’un petit sauvage. Le tissu pend contre sa poitrine et ses fesses. Son décolleté est sans mystères, ses jambes minces, ses chevilles fines. Elle marche d’un pas nerveux en direction du vide. L’homme est surpris. Il reste un instant les bras ballants, nu, avant de lui emboîter le pas.
Elle s’est assise au bord du vide les genoux sous le menton, le bas de sa robe en un tas à côté d’elle.
« Ca va ? Demande-t-il.
- Non. J’en ai marre.
- … Marre ?
- Ouais. De danser. (Une pause.) De tes mains.
- …
- Marre de toi.
- … De moi ?
- Ouais. »
Un silence froissé. L’homme s’est assis à côté d’elle. Le résultat est moins poétique. Si sa chair se répand sur le pauvre meuble en bois flétri, lui ne dit rien. En vérité il ne sait pas quoi dire.
« T’en n’as pas marre de danser ? Lance-t-elle. Prendre vie pour s’agiter, moi j’trouve ça pas très évolué. Pas très humain. Un humain, il fixerait ses pieds en louchant. A la rigueur il tournerait en rond. (Un soupir, un geste de la main.) …Mais pas ça. »
Silence.
« Moi tu vois j’voulais… J’voulais… (Elle agite les mains, cherche ses mots, abandonne.) J’pensais pas qu’on se retrouverait là. »
Silence poli.
« Tiens j’reprendrais bien ma robe… Un truc plus court… »
Nouveau silence. On distingue maintenant les contours de son visage, fin, ses grands yeux clairs, les coins de sa bouche qui retombent un peu. Le soleil gagne l’horizon.
L’homme hésite, une longue seconde, puis saisit doucement le poignet de la femme. Il se lève, l’arrache à son rebord et rejoint le socle posé sur le vieux meuble. Elle proteste ; leurs regards se figent à l’instant précis où les rayons du soleil les effleurent.
La jeune femme a relevé sa robe à hauteur de cuisses, dévoilant ses jambes.

mercredi 25 juin 2008

Marcel

La chaleur envahit tout. Elle serre et enveloppe les corps, les arbres, les choses, elle s’étend, s’égare, se glisse au cœur des êtres et les étouffe. Elle pèse sur les nuques, les branches, perle au front des hommes et assèche les feuillages. La chaleur règne, discrète, sur les vivants.
Marcel est vivant. Plutôt douloureusement mais sans aucun doute. La vie s’accroche à sa gorge, lui interdit de lâcher prise. Lui ne s’interdit pas une déprime de plus. De trop.
Il fouille dans son bazar hétéroclite, ramène son portable, inanimé. Il presse une touche et son cœur se serre, rien, pas de nouvelles. En fond d’écran, le jardin de ses parents, sa balançoire, le ciel derrière.
Il s’allonge à nouveau sur son lit et fixe le plafond. Pas d’horloge pour égrener le temps, juste les battements de son cœur qui s’emballent régulièrement à la moindre pensée qui s’élève.
L’ennui est comme la chaleur. Il s’infiltre, se coule, liquide, jusqu’au cœur, puis voyage jusqu’aux mains, aux doigts engourdis, se jette ensuite au visage, brouille la vue, la rend grise, terne.
Marcel n’a plus goût à rien. Ses lèvres, sèches, emprisonnent des mots que ses pensées cherchent à libérer. Marcel est chez lui comme sur une île déserte. Il n’a pas de carte pour lui indiquer quel chemin prendre. Il ne sait pas vraiment où il veut aller. Marcel sait qu’il pourrait chercher à partir, mais il sait aussi qu’autre chose, toujours, viendra le recouvrir, l’envahir, lui presser le cœur, l’oppresser tout entier mais jamais tout à fait.
Marcel est fossoyeur. Il creuse des fosses, voilà tout, de simples trous dans la terre, une terre tout à fait normale, avec parfois quelques fleurs qui viennent pousser. Mais le monde autour de lui et lui tout au fond savent que rien d’autre ne viendra pousser sinon quelques fleurs. Marcel ne construit pas, il enterre ; et chaque coup de pelle est pour lui un coup au cœur.
Pourtant il ne fait que creuser. Il n’entend les pleurs et les bénédictions que de très loin, poussés par le vent. Il ne voit que les chapeaux noirs des femmes. Mais il imagine les yeux en dessous, il voit les mains et les mouchoirs. Et puis le temps. Il observe le temps qui s’effiloche lentement comme un vieux pull.
Après son dernier coup de pelle de la journée, il rebrousse chemin jusque chez lui. Se glisse dans la fin du jour, dans l’obscurité de sa chambre, dans celle sous ses paupières. Dans le sommeil. Et son corps fatigué, son corps qui s’enterre et se déterre plusieurs fois par jour, son corps se tait. Il n’y a plus rien, alors.
Et tous les matins, Marcel se réveille. Certains matins mieux que d’autres, parfois il a le cœur moins lourd, l’esprit plus léger, son pas est facile, il se dit que les choses sont belles, ne pense pas à l’ennui et à la chaleur. Le temps n’est que des minutes qui s’assemblent seules sur le cadran d’une montre.
Ces jours-là, Marcel se permet quelques découvertes. Il a l’intime conviction que petit à petit il dépliera sa carte, aura le détail de ce qui l’entoure, le frôle, l’appelle ou le hurle. Ces jours-là il parle, de lui et de son travail, des peurs qui le tenaillent et des libertés qu’il voudrait prendre.
Parfois son monde s’agrandit, parfois il se heurte et se flétrit comme empoisonné, blessé.
Marcel s’allonge alors comme par un coup de pelle, s’allonge sur son lit et regarde le mauvais temps passer.

lundi 12 mai 2008

Les petits bleus

Cette lumière, surtout, était...
Autoritaire. Il y avait, dans sa manière d'agencer l'espace, comme un dernier mot, une espèce de parole amère qui giflait celui y oubliant son regard.
A ses pieds, un escalier déroulait des marches assez fines, rapiécées là où on les avait trop foulées. Des murs décrépis l'encadraient.
Une sonnerie de réveil la tira du rêve : elle eut l'impression de sortir la tête de l'eau, et elle se tint là, haletante, à se demander comment elle avait pu retenir son souffle aussi longtemps. Mais peut-être ça n'avait duré qu'une seconde. Une seconde et une flopée de mots.
La journée était une journée, rien qu'un jour, semblable aux autres, sans rien qui aurait pu le rendre unique ; et pourtant elle était triste, et triste encore de n'avoir aucune raison de l'être. Elle le voulait bien, à condition d'en avoir le droit. On ne pouvait pas se laisser être n'importe quoi, n'importe quand, ça n'avait pas de sens, et pourtant tout était gris, gris clair ou bien gris foncé.
Devant ce flagrant délit de tristesse injustifiée, elle fit de son mieux pour être heureuse. Ca ne marcha pas très bien ; sans doute son mieux était-il lui-même assez déprimé, si bien que le tout n'était plus qu'une tambouille noire.
Ceux qui l'entouraient, même s'ils avaient une parole à lui adresser, ne la lui dédiaient pas vraiment, ou alors la blessait légèrement, comme un petit bleu qu'on lui aurait fait. C'était involontaire, c'était bien pour cela qu'elle ne pouvait pas leur en vouloir, mais tous ces petits bleus tournoyaient dans sa tête, se condensaient, comme la buée, en un nuage qui virait au gris.
Elle savait qu'elle avait un tas de défauts, entre autre, celui de prendre tout et de le multiplier à l'infini, un peu comme l'aurait fait un miroir. Elle savait aussi que c'était plus dur de vivre ainsi, et elle trouvait ça terriblement injuste.
Elle imagina faire face à quelque chose d'horrible, comme la guerre, ou la disparition, et qu'alors elle se briserait en un million de morceaux, tous identique portion de sa sensiblerie ; et elle s'éparpillerait et ne s'appartiendrait plus, triste miroir qui aurait récupéré trop de reflets.
Elle coupa la musique qu'elle était en train d'écouter. Elle la tenait pour personnellement responsable de sa grisaille. D'ailleurs, elle arrivait bientôt. La fête foraine était installée en plein centre-ville, et elle catapultait sa nuisance tout autour d'elle, ainsi que ses couleurs, ses rires et ses douces frayeurs. Elle se promena un peu parmi la foule, seule et libre, acheta de quoi manger, pensa un instant aux enfants du Tiers Monde, ceux qui mourraient et ceux qui avaient du mal à vivre, et pensa à nouveau que son mal à elle était nettement moins grave, que peut-être un jour il lui arriverait quelque chose, à elle, elle qui n'était pourtant même pas mourante, elle qui était juste assez renfermée pour être seule et pas assez pour pouvoir l'apprécier réellement.
Elle eut envie de s'amuser, comme quand elle était petite, alors elle se rendit aux palais des glaces, ce dédale de verre où les murs sont parfois là, parfois ailleurs, transparents ou invisibles. Elle déambulait en suivant les indices au plafond -on pouvait y apercevoir les jointures des murs- quand elle vit la porte.
Elle se retint de réfléchir et la poussa.
Derrière, une fenêtre qui distribuait sa lumière,
un escalier aux marches usées et des murs décrépis
la ramenèrent à son vieux rêve, limpide et mystérieux.